21.

La nuit tombée, des guetteurs ayant été placés, quatre soldats de Mayenne, choisis parmi les plus vigoureux, commencèrent à creuser une tranchée au pied de l’échauguette de Garde-Épée. Ils étaient éclairés dans leur travail de terrassement par des flambeaux que tenaient Maurevert et les deux spadassini. L’écuyer de Maurevert était resté dans la maison forte.

Les soldats travaillèrent ainsi une grande partie de la nuit. Vers deux heures du matin, ils avaient terminé et il ne restait qu’à faire disparaître les traces du terrassement.

Au même moment, dans les sous-sols de la maison forte, deux lansquenets s’étant relayés à retirer les clous et à desceller les gonds de la porte de fer ils parvenaient à la déplacer sans la faire tomber en arrière.

La troupe qui attendait derrière entra à leur suite dans la cave, une longue salle voûtée en grosses pierres de taille et de médiocre hauteur. Immédiatement, la nausée les prit à la gorge : l’odeur était ce mélange de mort et de déjections qu’ils connaissaient tous. Heinz, Mornay et Poulain, lanternes en main, firent le tour de la pièce. Il y avait quelques barriques et, sur des planches, des pommes et des poires, mais ce n’étaient pas les fruits qui sentaient. Même habitués aux horreurs de cette époque, ils furent pris d’un frisson en découvrant les cadavres d’hommes et de femmes entassés, dénudés et brisés, en bas d’un escalier qui montait vers le rez-de-chaussée de la maison.

— Si nous cherchions une confirmation que la duchesse de Montpensier et ses gens ont pris Garde-Épée, nous l’avons trouvée, dit Poulain sombrement. Ils auraient pu simplement enfermer ces pauvres gens ici, au lieu de les éventrer.

Il donna ordre aux lansquenets de transporter les corps dans un coin de la pièce, ce qu’ils firent rapidement, car les hommes d’armes qui avaient eu froid dans le souterrain avaient hâte de se réchauffer en commençant le massacre.

Pendant ce temps, Poulain grimpa précautionneusement l’escalier. Il était fermé en haut par un loquet qu’il fit jouer. La porte s’écarta légèrement. Ceux qui occupaient les lieux n’imaginaient pas que le danger puisse venir de la cave où il n’y avait que leurs victimes.

En bas, Caudebec et les lansquenets allumaient des torches. Poulain redescendit pendant que Mornay, à voix basse, rappelait ses ordres aux hommes regroupés autour de lui.

— Messieurs Gouffier et Venetianelli, ainsi que vous cinq – il désigna un groupe que Heinz avait choisi – vous passerez en tête pour vous rendre droit à la porte d’entrée. Vous la briserez et sortirez dans la cour. Ensuite, vous savez que faire. Caudebec et Antoine, vous prendrez chacun trois lansquenets. Dirigez-vous dans la partie gauche de la maison, en haut de cet escalier. Nous autres, avec Heinz et Olivier, nous irons vers la droite.

Mornay ne voulait pas mettre Olivier en danger. En le gardant avec lui, il le protégerait.

— Les autres, tuez tous les gens de Mayenne que vous verrez, sauf la duchesse et ses femmes. Maintenant, que Dieu soit avec nous. N’oubliez pas : c’est avant tout ma fille qu’il faut sauver !

Heinz monta le premier, ouvrit la porte et fit passer le premier groupe, puis les suivants. Tous s’éparpillèrent, pistolet, épée ou miséricorde aux mains. Plusieurs avaient des arquebuses à rouet dont le canon se prolongeait d’une lame ; ainsi, le coup tiré, ils disposaient encore du poignard pour tuer.

Enfermée dans une pièce minuscule sans fenêtre, Cassandre avait perdu la notion du temps. Parfois ses geôliers entraient pour prendre son pot d’excréments, lui laisser une cruche d’eau ou un pain rassis. Elle dormait peu, à même le sol, se réveillant au moindre bruit, ou lorsqu’un rat la frôlait. Ce dur régime aurait brisé n’importe quel caractère, mais pas le sien. Amaigrie, affaiblie, elle était toujours animée de la même rage. On l’avait détachée, puisqu’elle ne pouvait s’évader, et la première chose qu’elle avait faite avait été de sortir sa dague. Elle savait que sa main ne tremblerait pas si l’occasion se présentait.

Alors qu’elle tentait de s’assoupir, grelottant de froid, un hurlement déchira l’air. Elle se redressa pour mieux écouter, tandis que retentissaient les cris d’affolement, les hurlements de terreur et les supplications.

Elle comprit immédiatement qu’on attaquait la ferme. Peu importait qui étaient les assaillants, se dit-elle alors que le vacarme de la bataille, le fracas des portes brisés, les cliquetis de lame et les coups de pistolet dominaient maintenant les gémissements et les râles d’agonie. Pour elle, ce ne pouvaient être que des amis. Serrant la lame d’une main ferme, elle se plaça sur le côté de la porte, prête à tuer le premier homme de la duchesse qui ouvrirait.

L’escalier aboutissait à une grande salle où dormait l’escorte de la duchesse. Quand Olivier y entra, le carnage avait commencé. Les soldats ensommeillés étaient percés par les lansquenets ivres de sang sans même avoir la possibilité de se défendre. Il aperçut le jeune Gouffier et Venetianelli qui disparaissaient dans la cour silencieuse, suivis de leur peloton.

Déjà Mornay l’entraînait vers les deux pièces en enfilade où s’étaient précipités Heinz et ses hommes, leurs mutileuses ruisselantes de sang. Mais tirés de leur sommeil par les premiers bruits de l’attaque, François de Saveuse, le capitaine Cabasset et quelques hommes d’armes s’étaient précipités dans la pièce suivante pour s’y enfermer. Mornay et Olivier n’eurent donc pas à se battre. Ils tentèrent vainement d’enfoncer la porte, mais les coups de feu au travers les en dissuadèrent. Comme ceux qui s’y étaient réfugiés étaient prisonniers, ils laissèrent des lansquenets pour surveiller la porte et partirent porter secours à Caudebec.

De l’autre côté de la maison, le combat faisait rage. Ayant fini d’égorger les dormeurs, Caudebec et Antoine avaient conduit leur groupe dans une grande cuisine où des soldats s’étaient assoupis pour la nuit. Mais les cris de leurs compagnons et le tumulte les avaient réveillés. Les gens de la duchesse attendaient debout, arme au poing, quand Caudebec arriva.

Une furieuse bataille s’engagea, à peine éclairée par les flambeaux des agresseurs qui s’en servaient aussi comme arme.

Quand Olivier et M. de Mornay arrivèrent, la cuisine ruisselait de sang. Murs, sol, four et cheminée, tout était ensanglanté, mais les gens de Mayenne se battaient toujours avec l’énergie du désespoir.

Olivier se jeta dans la bataille avec rage et sans aucune réserve. Ces gens avaient fait prisonnière la femme qu’il aimait et il était décidé à ne leur accorder aucun merci. Son pistolet ayant une lame à son extrémité, il l’utilisait comme une dague après en avoir tiré l’unique coup, tandis qu’il frappait de taille avec son épée tenue de l’autre main. Il perça ainsi le cou d’un soldat, puis trancha le bras d’un autre. Reculant devant sa furie, les survivants se regroupèrent contre une porte.

— Demandez-vous merci ? cria Mornay, écœuré par le carnage. Si vous rendez les armes, vous avez ma parole que je vous laisserai la vie !

— Merci ! implora l’un des soldats, blessé de toutes parts.

— Merci ! supplièrent les autres.

Mornay dut passer devant Olivier et écarter les lansquenets qui ne voulaient pas être frustrés de la boucherie. Leur imposant de baisser les armes, il ordonna aux Allemands d’aller dans la cour prêter main-forte à leurs compagnons. Seuls deux d’entre eux restèrent pour garrotter les prisonniers.

— Où est ma fille ? demanda Mornay à l’un d’eux.

Un appel retentit de derrière la porte devant laquelle ils s’étaient battus :

— Père, je suis là !

On délivra aussitôt la prisonnière. Hâve, amaigrie, chevelure en désordre, elle apparut avec une dague à la main et se jeta dans les bras de son père. Puis, ayant aperçu Olivier, c’est vers lui qu’elle se précipita.

— J’étais sûre que tu me retrouverais ! sanglota-t-elle, ne pouvant se retenir de pleurer maintenant que son cauchemar était fini.

La rage et la fureur fondirent soudainement chez Olivier. Il serrait enfin contre son corps cette femme qui lui avait déclaré son amour un an plus tôt, mais qu’il n’avait jamais touchée. Les yeux pleins de larmes, elle lui offrit sa bouche. À peine ses lèvres effleurèrent-elles les siennes qu’une secousse l’ébranla de la tête aux pieds. Le baiser dura un temps infini, il voulait la garder éternellement contre lui. Il la sentit frissonnante de désir et une envie inassouvie l’enflamma. Les yeux fermés, elle s’abandonna, déjà leurs corps se mêlaient et ne formaient plus qu’un, mais M. de Mornay fit disparaître l’enchantement :

— Ma fille, ressaisissez-vous ! dit-il sévèrement. Vous n’êtes pas seule et il n’y a pas de temps à perdre en effusions !

À regret, Cassandre se domina et repoussa Olivier.

Celui-ci, confus devant le regard narquois de Caudebec et des deux lansquenets, partit prévenir Nicolas qui attendait dans la cave, tandis que M. de Mornay expliquait à sa fille qu’elle devait attendre dans son ancienne prison. Il allait appeler des lansquenets pour la protéger quand elle s’insurgea.

— Il n’en est pas question, père ! Qu’on me donne une épée. J’ai une revanche à prendre !

Caudebec lui tendit la sienne avec un sourire fraternel. L’arme était rouge, dégoulinante, mais Cassandre la prit sans faiblir. Le capitaine de Mornay alla ensuite chercher une cuirasse de fer et un casque parmi ceux que les soldats avaient entassés la veille avant de s’endormir. Il s’approcha de la jeune femme et lui attacha le corselet avec les lanières de cuir.

— Comment m’avez-vous trouvée ? demanda-t-elle.

— Tu le dois à Olivier et à M. Poulain, répondit son père, mais nous parlerons de tout cela plus tard. Caudebec, la duchesse est enfermée de l’autre côté avec quelques-uns de ses hommes. Négociez leur reddition avec Antoine. Je vais voir comment ça se passe dehors. Vous autres – il s’adressait aux lansquenets qui avaient garrotté les prisonniers –, jetez ces hommes dans la prison de ma fille et restez devant la porte.

Ils sortirent, enjambant les corps que des lansquenets fouillaient après avoir égorgés d’un coup de mutileuse ceux qui avaient encore un souffle de vie. C’était un spectacle d’enfer et Cassandre détourna les yeux. Plus d’une trentaine de cadavres étaient allongés, emmêlés dans une mare de sang.

Hélas, dehors, le combat avait causé plus de pertes aux assaillants.

Le groupe de lansquenets qui accompagnait Ludovic Gouffier et Venetianelli s’était dispersé dans la cour déserte quand Ludovic avait été abattu d’un coup de mousquet, tandis qu’il se précipitait vers le porche en tenant une torche. On avait tiré sur lui d’une échauguette.

Aussitôt, les lansquenets s’étaient précipités vers l’endroit d’où était parti le coup. C’étaient deux soldats de Mayenne. Épée au poing, sur le chemin de ronde, ils avaient vainement appelé à l’aide en voyant les lansquenets grimper vers eux à l’échelle. Le premier arrivé, d’un formidable revers de son espadon, les avait fauchés ensemble et ils étaient tombés dans la cour, tête et membres tranchés.

Quand Mornay arriva, Venetianelli était accroupi près de Ludovic. Il expirait, la balle ayant sectionné son dos.

— Monsieur de Mornay, balbutia le mourant… Je rejoins mon père et ma mère…

Les yeux déjà brumeux, il regarda Il Magnifichino qui lui soutenait la tête.

— Monsieur Venetianelli, demandez… à Isabella et aux Gelosi de me pardonner… et de prier pour mon salut, dit-il avant de rendre le dernier soupir.

La place était à eux. Mornay donna encore quelques ordres à Heinz, demanda à Venetianelli de faire porter le cadavre du jeune Gouffier à l’intérieur et de lui trouver un linceul, puis il rejoignit Caudebec qui négociait à travers la porte de la chambre où se trouvaient enfermés Cabasset et la duchesse. Olivier était déjà là avec Cassandre, l’épée au poing et décidée à faire payer cher à ses ravisseurs ce qu’ils lui avaient fait subir.

— Ils ne veulent pas se rendre, monsieur ! lança Caudebec à son maître.

— Je suis Philippe de Mornay, je vous donne une minute pour ouvrir, après quoi je fais sauter cette porte avec une mine, cria Mornay. Dans ce cas, il n’y aura pas merci. Vous serez tous passés au fil de l’épée, hommes et femmes… Mais si vous vous rendez, vous pourrez repartir libres.

— Avec nos armes ? cria une voix.

— Sans armes et sans bagages ! décida Mornay. Et c’est déjà beaucoup.

— Je suis la sœur du duc de Guise, monsieur de Mornay, je veux être traitée conformément à mon rang et je demande merci pour mes gentilshommes.

— Je suis Cassandre de Mornay, madame, et vous n’avez rien à attendre de moi ! répliqua Cassandre en fureur.

— C’est moi qui commande cette troupe ! intervint Mornay énergiquement, et non ma fille. Vous aurez grâce et pourrez partir, ainsi que vos gens si vous abandonnez vos armes.

— J’ai votre parole ?

— Vous l’avez ! Sortez sans arme !

La porte s’ouvrit, et Cabasset, après une hésitation, fit un pas en avant. Il ne portait aucune arme.

Cassandre le laissa passer, puis ce furent trois hommes d’armes morts de peur, car ils savaient que ce genre de promesse était rarement respectée. L’un d’eux tenait une lanterne dont la flamme vacillait tant il tremblait. Ensuite, ce fut M. de Saveuse, lui aussi sans épée, accompagné de la femme de chambre, livide, et enfin la duchesse, apparemment fière et hautaine, mais en vérité épouvantée par la horde de soudards couverts de sang qui la dévisageaient avec bestialité. Découvrant Olivier Hauteville, elle risqua un sourire, espérant un soutien, ou au moins un regard amical, mais il l’ignora.

Cette froideur l’atteignit plus que sa défaite.

Mornay les aligna le long du mur de la pièce, la seule où il n’y avait pas de sang.

— Madame, la place est à nous… Mais… où est M. Maurevert ? Il n’était pas avec vous ?

— Je ne sais de qui vous voulez parler, répliqua la duchesse.

Cassandre s’approcha d’elle, le visage malveillant. Son père voulut l’empêcher, mais elle le repoussa avec fermeté.

— Madame, M. Maurevert m’a souffletée, où est-il ?

— Je l’ignore, mademoiselle, répondit la duchesse en essayant de reculer, terrorisée par la tigresse qui s’adressait à elle.

— Caudebec, Antoine, fouillez partout ! ordonna Mornay. Prenez tous les hommes nécessaires, mais retrouvez-le. Pas de quartier !

Cassandre resta les yeux fichés dans ceux de la sœur de Guise qui les baissa rapidement.

— Il n’y a pas que Maurevert qui m’a souffletée, madame, poursuivit Cassandre d’une voix métallique, vous n’avez pas oublié…

D’un brusque revers de la main gauche, elle gifla doublement la duchesse qui chancela sous les coups.

Les lèvres en sang, la sœur de Guise fondit en larmes tandis que M. de Saveuse tentait de s’interposer, aussitôt repoussé par Olivier.

Le silence tomba dans la pièce à peine éclairée par des torches fumantes et une lanterne. Personne ne voulait intervenir dans ce règlement de comptes entre les deux femmes.

— Madame la sœur du duc de Guise, en m’enlevant, et en me traitant comme vous l’avez fait, vous vous êtes déshonorée ainsi que votre famille. Vous m’avez souffletée, et je viens de faire de même, car une Mornay ne peut accepter une telle injure. Maintenant, s’il vous reste un soupçon d’honneur, vous allez vous battre avec moi !

En ce temps glorieux, l’honneur était la valeur fondamentale de la noblesse et avait plus de valeur que la vie. C’est l’honneur qui distinguait le noble de la roture. Déshonoré, le noble n’était plus rien.

— Me… me battre… ? bredouilla la duchesse de Montpensier.

— Mon père, donnez-lui votre épée, dit lentement Cassandre. Madame, écartez-vous de ce mur et prenez place au milieu de la salle. Je vous ai souffletée, je suis femme comme vous, battons-nous, non au premier sang, mais à mort, pour laver notre honneur.

— Mais… je ne sais pas me battre, geignit la duchesse, paniquée devant la résolution de l’Euménide.

— Moi, je sais, madame, priez donc, car vous allez mourir.

— Madame la Duchesse, intervint M. de Saveuse, laissez-moi être votre champion.

— Vous souhaitez vous battre à sa place ? lui demanda Cassandre, étonnée.

— Oui, et vous ne pouvez m’en refuser l’honneur, si Mme la Duchesse m’accepte.

— En effet, reconnut M. de Mornay, qui craignait avec juste raison que sa fille ne tue la sœur du duc de Guise.

Cassandre parut hésiter, avant d’accepter d’un mouvement de tête.

— Battons-nous donc ! Prenez l’épée de mon père, monsieur de Saveuse.

Le gentilhomme saisit l’arme et se tourna vers la duchesse, avec un léger sourire. Il était bon escrimeur et pouvait inverser la situation en blessant cette démente.

— Madame, puis-je être votre champion ?

— Merci, monsieur de Saveuse… je saurai m’en souvenir, balbutia la duchesse.

— Je serai juge d’armes, décida Mornay. Avant toute chose, y a-t-il matière à arrangement ? Mme la Duchesse pourrait s’excuser… proposa-t-il en s’adressant à sa fille.

— Non, monsieur, aucun arrangement n’est possible, répondit Cassandre fermement.

— Gente dame et gentilhomme, jurez de vous battre en gens d’honneur. J’ai octroyé le champ libre à Cassandre de Mornay et au seigneur de Saveuse, champion de la duchesse de Montpensier, l’un défendant et l’autre assailli, pour mettre fin par armes au différend d’honneur dont entre eux est question, déclara Mornay.

C’était la formule rituelle des duels en champ d’honneur.

Il s’écarta, laissant les deux adversaires, déjà l’épée haute, face à face. Aucun des deux ne jura.

Dès l’annonce du duel, plusieurs lansquenets étaient allés chercher leurs compagnons. Il y avait maintenant, autour des duellistes, une dizaine de spectateurs avides du spectacle, plusieurs portant des flambeaux pour mieux voir.

Saveuse commença par quelques battements de lame, pour impressionner la jeune femme. Il ne souhaitait que l’égratigner pour la contraindre à s’excuser.

En un éclair, Cassandre écarta la rapière du jeune homme d’un coup de poignet et lui perça la gorge. Le gentilhomme guisard s’écroula dans un gargouillement, la bouche recrachant tout le sang de son corps.

La duchesse, blême, poussa un cri horrifié.

Cassandre remit la lame dans son fourreau et se tourna vers la duchesse, le visage décomposé. Sa rage avait fondu.

— Vous avez eu de la chance d’avoir un homme tel que M. de Saveuse, madame, dit-elle avant de quitter la pièce.

Olivier comprit ce qu’elle éprouvait : elle n’avait pas souhaité la mort de cet homme. Il la suivit.

Mornay brisa le silence en ordonnant à Heinz :

— Prenez quelques hommes et transportez les cadavres sur le chemin, devant le porche, ainsi que ceux qui sont à la cave. Demain, je demanderai au prêtre de faire ensevelir le fermier et ses gens. Quant aux soldats de Mayenne, vous les porterez à la Charente et les jetterez dans le fleuve. Ah, Caudebec ! As-tu trouvé notre homme ?

— Non, monsieur, tout est fouillé et il n’est pas ici. En revanche un prisonnier a reconnu son écuyer parmi les cadavres.

— Madame, votre liberté était en échange de la reddition de vos gens, dit sévèrement Mornay en se tournant vers la duchesse. Il en manque un, donc le marché est rompu et je vais vous pendre.

— Non ! hurla-t-elle. M. Maurevert n’est pas là, il est parti après le souper, avec quelques-uns de mes hommes.

— Où ?

— Je ne sais pas, je le jure sur les Évangiles… glapit-elle.

— Caudebec, trouve des cordes et pends-les tous aux merlons de l’enceinte.

— Non ! cria la duchesse dans un sanglot. Il… prépare un attentat contre monseigneur de Navarre, il n’a pas prévu de revenir… L’attentat aura lieu à Saint-Brice.

— Que va-t-il faire ?

— Une explosion… Il a pris plusieurs tonnelets de poudre.

Mornay regarda Caudebec, puis Olivier qui venait de rentrer avec Cassandre. Sa fille avait les yeux rougis de larmes et jeta un regard sombre à la sœur de Guise.

Il était bien possible que Maurevert n’ait rien dévoilé de ses intentions, se dit-il en réfléchissant sur la conduite à tenir. Il fallait maintenant qu’il prévienne le roi de Navarre. Quant aux gens de Mayenne, ils pouvaient maintenant aller se faire pendre ailleurs.

— Vous, quel est votre nom ? demanda-t-il à l’un des hommes de la duchesse, devinant à sa tenue qu’il était officier.

— Cabasset, capitaine de M. de Mayenne.

— Monsieur Cabasset, rassemblez vos hommes dans la cour. Vous partirez à pied, sans armes ni bagages. Je vous laisse trois chevaux. Un pour vous, un pour madame la Duchesse et un pour sa dame de compagnie. Vous irez vous faire pendre ailleurs.

— Mme la Duchesse a un coche, monsieur.

— Je le sais, il est dans la cour, mais c’est une prise de guerre, comme ses bagages et sa cassette. Je vous l’ai dit, vous partirez sans rien.

D’un regard, Caudebec fit comprendre à la duchesse qu’ils devaient accepter ces dures conditions.

Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient dehors où il gelait à pierre fendre. Les soldats survivants de Mayenne se rassemblèrent autour de la duchesse et de sa servante.

Cassandre s’approcha du capitaine Cabasset qui préparait le cheval qu’on lui avait laissé. Elle était accompagnée de son père et d’Olivier.

— Monsieur Cabasset, vous êtes le seul à m’avoir témoigné un peu d’humanité. J’étais une prisonnière, mais vous m’avez défendue. Il ne serait pas juste que vous soyez traité comme les autres. Vous pouvez prendre vos bagages et vos armes avec vous. M. Hauteville vous accompagnera.

Cabasset la regarda un moment, interloqué, ne comprenant pas ce qu’elle lui disait. Puis son visage buriné se fendit d’un sourire qui souleva sa longue moustache. Ses bagages représentaient le butin et le fruit du pillage de toute la campagne de Mayenne. En les laissant ici, il rentrait ruiné. En les conservant, il pourrait acheter un bien, peut-être même un petit fief.

Il s’approcha de la duchesse qui attendait qu’on lui selle un cheval et, en quelques mots, lui rapporta ce que Cassandre de Mornay venait de lui annoncer. Catherine de Lorraine était trop anéantie pour parler et elle lui fit un vague signe de la main, lui faisant comprendre qu’il pouvait agir à sa guise. Comme M. de Mornay avait interdit tout pillage, il retrouva les sacoches et les malles de cuir qu’il transportait sur un second cheval. Aimablement, Olivier l’aida à les transporter et lui proposa une seconde monture. Cabasset reprit aussi son épée, son corselet, son casque, son mousquet et ses deux arquebuses à main.

Lorsqu’ils revinrent, les deux chevaux de la duchesse et de sa femme de chambre avaient été préparés. Elles devraient monter en amazone. Serrée dans son manteau, transie, Mme de Montpensier attendait qu’on l’aide quand Cassandre, toujours dans le sayon du pèlerin qu’elle avait refusé de quitter quand Olivier lui avait proposé son propre manteau, s’approcha d’elle.

— Madame, vous avez eu la bonté de me laisser cet humble vêtement quand je grelottais, je ne peux faire moins avec vous. Donnez-moi votre manteau et prenez le mien.

— Quoi ?

— Vous avez bien compris ! Veuillez me laisser votre manteau et prendre ce sayon ! Il est très chaud et il a une bonne capuche, je vous l’assure, persifla Cassandre.

La duchesse avait déjà tant pleuré de peur et de honte qu’elle croyait ne plus avoir de larmes, mais en comprenant qu’elle allait aussi perdre son épais manteau de laine écarlate doublé de fourrure, elle se remit à sangloter convulsivement. En même temps, elle en défit le cordon et enleva le vêtement. Le froid la saisit tandis qu’elle s’enveloppait en grelottant dans la casaque qui puait l’urine et la sueur.

En observant la scène, tout en chargeant ses deux chevaux, Cabasset se dit qu’il n’aurait pas souhaité avoir une adversaire comme cette fille Mornay. De qui pouvait-elle tirer tant de hargne ?

Le porche était ouvert, car les lansquenets transportaient les corps sur le chemin. Olivier regarda le convoi de vaincus s’éloigner. Tout était fini.

Un peu plus tard, Mornay réunit tout le monde dans la grande salle sommairement nettoyée. Nicolas Poulain les avait rejoints pour écouter le récit de la bataille.

— Mes amis, il y a de quoi souper dans la cuisine, qu’on remplisse le coche et nous dînerons à l’église pour fêter notre victoire. Monsieur le Prévôt, dit-il en s’adressant au chef des lansquenets, avez-vous placé des gardes aux échauguettes ?

— Bien sûr ! répondit l’Allemand en haussant les épaules tant la question lui paraissait sans objet.

Les morts avaient été dépouillés et tout un butin entreposé dans la chambre qu’occupait Mme de Montpensier. C’étaient des casques, des pièces d’armure, des épées et des arquebuses, de l’argent, des vêtements, les bagages des soldats et des officiers, et les biens de la duchesse. Tout reviendrait à ceux qui avaient participé à l’expédition, sauf aux lansquenets qui devaient être payés à salaire fixe. Certains d’entre eux grommelaient, car ils auraient aimé avoir une part de ce butin.

Ne voulant pas risquer une révolte, Mornay leur fit une proposition : à la place des dix écus qu’ils devaient recevoir pour un mois de service, il leur offrait les chevaux et le butin, sauf ce qui avait appartenu à la duchesse et à ses gentilshommes. Ensuite ils seraient libérés, car il n’avait plus besoin d’eux.

Or il y avait près de cinquante chevaux ! Ces montures représentaient à elles seules plusieurs fois la somme promise pour leur engagement. Il y avait aussi toutes ces armes, certes de diverses qualités mais qu’ils pourraient revendre, et les bagages des soldats de Mayenne, butin de leurs pillages. Aussi les mercenaires acceptèrent-ils de bon cœur.

Soulagé par cette décision, M. de Mornay rassembla ses gens, sa fille, Venetianelli, Olivier et Nicolas pour répartir le reste du butin.

Les bagages des gentilshommes de la duchesse, c’est-à-dire de M. de Saveuse, de M. de Puyferrat et de Maurevert avec leurs armes, leurs vêtements et leurs bourses furent distribués aux hommes. Cassandre reçut la garde-robe de Mme de Montpensier, ainsi qu’un collier de la duchesse. Mornay, Poulain et Venetianelli se partagèrent les autres bijoux et Olivier reçut une dague ciselée au manche serti de rubis. Il échangea aussi sa barbute et son bufletin à corselet contre un casque ciselé et une belle cuirasse de cuivre. Poulain lui conseilla aussi une main gauche qui faisait partie du butin et, surtout, une épée plus large et plus lourde. Olivier possédait une épée dite à l’italienne, une rapière comme on disait, une arme d’estoc, mais dans les batailles, c’étaient les coups de taille qui portaient.

M. de Mornay garderait le coche. Il restait enfin une cassette contenant un millier de livres en diverses monnaies qui fut partagée en trois, pour Poulain, Venetianelli et Hauteville.

Tout le monde étant satisfait, la troupe partit dîner, laissant Garde-Épée à l’abandon. L’aube se levait. Dans la matinée, de retour à Jarnac, M. de Mornay préviendrait Navarre de la présence de Maurevert. Ce serait alors au roi de le faire chercher, et de prévenir. Quant à Nicolas Poulain, il s’engagea à demander au curé de Saint-Brice de faire ensevelir les morts.

C’est en chemin vers l’abbaye ruinée que Venetianelli prit le prévôt à part.

— Monsieur, lui dit-il, en fouillant Ludovic, j’ai trouvé ceci dans son pourpoint.

Il tendit à Poulain un objet de cuivre. C’était une médaille représentant une femme à genoux au pied d’un homme sur un trône, entouré de trois personnes nommées par leurs initiales, F, K, H, et avec la devise Soit, pourveu que je règne.

— Étrange ! dit Nicolas.

— On dirait un laissez-passer.

— En effet, peut-être venant de la reine mère. Je garde cette médaille, Lorenzino. Je me renseignerai.

À l’abbaye, pour le dîner, Olivier et Cassandre s’étaient isolés, assis sur des pierres, à quelque distance du feu allumé sous un vitrail brisé. Déjà, sur le chemin, ils étaient restés à l’écart, se serrant et s’embrassant dès qu’ils le pouvaient, persuadés comme tous les amoureux qu’ils étaient seuls au monde. Cela faisait plus d’un an qu’ils ne s’étaient pas vus et ils avaient tant à se dire. Sans se quitter des yeux, elle lui raconta les conditions de son enlèvement, comment un gentilhomme de Mme de Montpensier avait abusé sa confiance avec un faux courrier et surtout une des lettres qu’elle avait écrites. Olivier comprit alors pourquoi on avait forcé son coffre et lui raconta l’incident.

— Mme de Montpensier a dû utiliser un faussaire pour imiter mon écriture, dit-il.

— Cela n’a pas porté chance au gentilhomme qui me l’a donnée, ironisa-t-elle.

Les lansquenets chantaient un peu plus loin, vidant sans mesure les flacons de vin qu’ils avaient emportés de Garde-Épée, tandis que Venetianelli les accompagnait joyeusement avec un fifre. De larges morceaux de viandes cuisaient sur la braise, ainsi que des pommes. Toutes ces grillades dégageaient une succulente odeur. Antoine découpait de grandes tranches de pain qu’il distribuait à la ronde. Chacun appréciait d’être vivant, d’avoir gagné et d’être riche d’une belle part de butin.

Remarquant enfin que son père et François Caudebec n’osaient se joindre à eux. Cassandre les appela affectueusement. Ils s’approchèrent aussitôt, avides de savoir comment elle s’était évadée.

Elle leur raconta donc son enfermement, comment elle avait reconnu Maurevert, puis Rouffignac.

— Vous vous en souvenez, François ? demanda-t-elle à Caudebec. C’était le jeune homme que Hans et Rudolf voulaient pendre quand la bande de son frère nous avait attaqués près de la Dordogne.

— Bien sûr !

Cassandre raconta alors à Olivier ce qui s’était passé, éclairant un passage de sa vie qu’il ne connaissait pas.

— Mais comment ce Rouffignac était-il là ? demanda M. de Mornay.

Elle lui répéta ce que le jeune brigand lui avait dit.

— Monsieur de Rouffignac avait décidé de m’aider à m’évader pour me remercier de lui avoir laissé la vie sauve. Il savait aussi que le gentilhomme qui m’avait porté la fausse lettre avait pris le château de sa famille et passé ses proches au fil de l’épée. À Périgueux, il l’a donc poignardé sans états d’âme un jour où tout le monde était à la messe, et nous avons pris la fuite ensemble…

— C’est là que tu échangeas ton manteau, sourit son père.

— Comment le savez-vous ?

— Nous avons rencontré le pèlerin qui le portait, c’est ainsi qu’on a trouvé ta piste !

— Après, tout a mal tourné, poursuivit-elle, le cœur serré.

Elle raconta les larmes aux yeux la terreur qu’avait éprouvée Rouffignac devant les loups, puis sa terrible mort.

— Ensuite, j’ai été reprise, puis enfermée dans des conditions effroyables jusqu’à ce que vous me délivriez.

C’est après avoir mangé leur viande sur les tranches de pain que M. de Mornay s’adressa à Olivier. Ayant constaté que le jeune homme s’était conduit valeureusement dans la bataille, il lui annonça qu’il le prenait à son service comme écuyer, et pas seulement comme secrétaire. Ainsi, il le traitait presque en gentilhomme.

— Vous m’accompagnerez dans mes chevauchées, monsieur Hauteville, et vous serez plus souvent en campagne qu’à Montauban. Ce sera une vie rude et dangereuse, mais qui vous permettra de faire vos preuves.

Olivier comprit que s’il se montrait digne de sa fille, M. de Mornay ne refuserait pas une union et il en fut bouleversé. Cassandre lui prit la main et la porta à ses lèvres.

Puis vint le temps de la séparation. Les lansquenets partirent rejoindre leur campement et leur famille, et Mornay rentra à Jarnac prévenir le roi de Navarre du succès de son entreprise. Nicolas Poulain voulait rester encore sur place, avec Venetianelli et Olivier, et promit à M. de Mornay de le rejoindre un peu plus tard, dans la journée.

Il avait l’intention de récupérer les vases sacrés de l’abbaye que Ludovic Gouffier avait découverts. Nicolas n’en avait pas parlé à ses amis. Il le fit quand ils furent seuls avant de se rendre dans la pièce au four.

Descendus à nouveau dans le souterrain, ils en remontèrent une dizaine d’objets : des vases d’argent, un crucifix incrusté de pierres précieuses et quelques médailles. Nicolas proposa qu’ils revendent le tout à un orfèvre de Jarnac qui les fondrait. Selon Venetianelli, qui s’y connaissait, ils devaient pouvoir en tirer un millier de livres, ce qui, avec les sept cents écus d’or trouvés dans la ceinture de cuir de ce pauvre Ludovic Gouffier, triplerait leur part de butin.

Le soir, à Jarnac, M. de Mornay présenta sa fille au roi de Navarre après qu’elle se fut lavée et pimplochée. Elle revêtit la plus belle robe de la duchesse de Montpensier, ainsi que ses bijoux, et le Béarnais, pour la seconde fois qu’il découvrait Cassandre, tenta vainement de lui conter fleurette.

Pour cette audience, il n’y avait pas que M. de Mornay et sa fille. Étaient aussi présents Olivier et Il Magnifichino, plus magnifique que jamais dans un pourpoint emprunté à feu M. de Saveuse. En revanche, Nicolas Poulain était resté dans la minuscule chambre que Mornay avait louée chez un tailleur de la ville. Certes, le Béarnais et quelques-uns de ses capitaines l’avaient vu, quand il avait été capturé, mais au château de Jarnac, durant une audience publique, il y aurait autrement plus de monde, et certainement des espions. S’il voulait rester insoupçonnable pour la Ligue, Nicolas ne devait pas s’y montrer.

Dans la grande salle du château, en présence d’une grosse centaine de gentilshommes protestants, le Béarnais – entouré du prince de Condé, du vicomte de Turenne, de M. de Rosny et du baron de Jarnac –, se fit raconter la délivrance de Cassandre par M. de Mornay qui annonça prendre désormais le jeune Olivier à son service, comme secrétaire et comme écuyer, bien qu’il ne fût pas noble.

Avec un évident dédain, le prince de Condé demanda au jeune homme s’il allait se convertir. Olivier lui répondit que non, ce qui fit éclater de rire le roi de Navarre.

— Mon cousin, ma belle-mère ne cesse de me demander de changer de religion, j’espère que vous n’allez pas faire comme elle avec ceux qui me servent ! Je vous l’ai dit, pour ceux qui m’aiment, peu importe la religion, pourvu qu’ils soient bons et fidèles.

Il poursuivit en s’adressant à Mornay :

— Mon ami, toute cette affaire se termine bien et je m’en réjouis. Vous avez peut-être été un peu sévère avec Mme de Montpensier, mais elle l’a bien cherché !

— N’oubliez pas, monseigneur, qu’un de ses hommes, plusieurs peut-être, sont à Saint-Brice ou dans les environs, et qu’ils songent à vous assassiner avec quelques tonnelets de poudre.

— Je ne l’oublie pas, mais je ne crois pas à leur projet. Dès le lever du soleil, nos gens patrouilleront sur les chemins et le long de la Charente ! Si ceux-là ont deux sous de jugeote, ils videront les lieux. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont dû faire, faisant croire à la Montpensier qu’ils préparaient quelque chose uniquement pour lui tirer quelques clicailles et se payer ainsi !

Turenne approuvait d’un mouvement de tête quand M. de Rosny prit la parole :

— Sire, il faut dire à M. de Mornay que Mme Sardini souhaite le voir demain.

— C’est vrai ! Avec la délivrance de mademoiselle votre fille, mon ami, cette histoire m’était sortie de la tête ! J’ai vu Mme Sardini, samedi. La pauvre femme est bien vieillie, j’ai appris qu’on l’avait blessée…

À ces mots, Il Magnifichino chercha à se faire le plus discret possible.

— Mais j’y songe, monsieur Hauteville, dit brusquement le Béarnais, je ne vois pas ici votre ami le prévôt. Qu’est-il devenu ? Il doit en savoir beaucoup sur ce mystérieux coup de mousquet qu’elle a reçu.

— Mon ami a été retenu par d’autres affaires, monseigneur, répondit évasivement Olivier, quant à ce terrible attentat, je sais qu’il a enquêté, mais qu’il n’a rien trouvé. Selon lui, il s’agissait d’une vengeance, et à travers Mme Sardini, c’était son mari qui était visé.

— Ce serait bien possible, approuva Rosny. J’ai appris hier par un courrier de mon épouse restée à Rosny que le parlement gronde contre les nouveaux impôts dont M. Sardini a obtenu l’affermage.

— Mon cousin le roi a tort de trop pressurer son peuple, conclut Navarre avec sagesse, mais en ce qui concerne Mme Sardini, vous n’aurez qu’à m’accompagner demain à Saint-Brice, Philippe. Vous aurez ainsi toute la journée pour lui parler.

Le soir, Mornay invita Olivier, Nicolas et Il Magnifichino à dîner dans sa chambre avec sa fille. Nicolas annonça qu’il souhaitait rentrer à Paris au plus vite avec Il Magnifichino, mais M. de Mornay lui demanda de rester jusqu’à la fin de la conférence. Il fut donc convenu qu’ils s’installeraient tous à Garde-Épée d’où ils pourraient faire des patrouilles à la recherche de Maurevert, car ils avaient un avantage sur les gens de Navarre : ils pouvaient reconnaître le tueur des rois.

Le souper terminé, Cassandre prit à part Nicolas Poulain.

— Monsieur Poulain, je vous dois beaucoup…

— Vous devez beaucoup à Olivier, pas à moi, mademoiselle.

— Non, et vous le savez. Et puis, je n’ai pas à récompenser Olivier, sourit-elle. Mon père ne s’opposera pas à notre mariage s’il l’accompagne un an ou deux en chevauchée, le temps qu’il montre sa valeur. Mais vous, je ne sais pas quand je vous reverrai, ainsi que votre femme. J’ai donc fait préparer un paquet pour elle.

Elle le montra, déposé sur une tablette.

— C’est une robe de Mme de Montpensier, je sais qu’elle lui plaira.

Après la première entrevue, la reine mère avait deviné que les conférences suivantes seraient difficiles. À travers elle, ou à travers son fils, le roi de Navarre et ses amis voyaient la Ligue, leur ennemie mortelle. Il était évident qu’ils étaient venus avec le parti pris de ne pas s’accommoder, ayant déjà décidé que seule la destruction de leurs ennemis pouvait assurer leur sécurité.

Elle refusait pourtant de s’avouer vaincue. Déjà enfant, quand Navarre vivait au Louvre, il lui avait donné bien du fil à retordre. « Il est pire que mes propres enfants ! » avait-elle dit un jour de colère à l’ambassadeur vénitien. Depuis, il n’avait cessé de s’opposer à elle, mais cette fois, elle était décidée à le dominer.

Le matin du lundi, elle aborda la faiblesse des armées protestantes. Il lui répondit avec insouciance qu’il n’était pas sans soutien.

— Mon fils, vous vous abusez ! ironisa-t-elle. Vous pensez avoir des reîtres, et vous n’en aurez point !

— Madame, je ne suis pas ici pour entendre des nouvelles de mon armée, remarqua-t-il suavement.

— Je ne veux plus d’armée étrangère dans le royaume ! s’emporta-t-elle. Vous devez renoncer à cette levée allemande ! C’est la première condition d’une paix durable.

— Madame, répondit Henri, le respect du roi et ses commandements m’ont fait demeurer faible pendant des années. Vous ne pouvez m’accuser que de trop de fidélité, mais je dois aussi me défendre. Je ne suis pas homme à désarmer quand on s’efforce de m’accabler de toutes parts.

— Vous devriez trembler à la vue des forces considérables qui vont fondre sur vous, et dont j’ai jusqu’ici suspendu les coups ! menaça-t-elle.

— Vous voyez bien, madame, que j’ai besoin de secours ! plaisanta-t-il.

Comprenant qu’elle n’arriverait à rien par ses menaces, Catherine de Médicis revint sur le changement de religion de son gendre. Il lui répondit gravement, en secouant la tête :

— Je ne pourrais me décider à cette chose avec conscience et honneur que par un légitime concile, auquel nous nous soumettrons, moi et les miens.

Navarre proposa alors que son cousin le remplace un moment pour qu’il fasse part à ses amis de la discussion qui venait d’avoir lieu.

— Elle veut que j’abjure ! leur dit-il, mais me refuse toute sûreté. Ce n’est qu’un piège de plus pour me faire renoncer aux troupes qui arrivent d’Allemagne. Elle cherche seulement à me laisser seul, abandonné de tous mes partisans !

Avec Condé, la reine mère n’eut pas plus de succès. Elle l’exhorta aussi, au nom du roi, à se convertir au catholicisme. Il lui répondit, comme l’avait fait Navarre, et comme le fit plus tard le vicomte de Turenne, qu’il ne voulait changer de religion qu’après avoir été instruit par un concile.

C’était bien sûr une tactique. Ils devaient encore gagner du temps, et pour cela prolonger une trêve qui était toute à leur avantage. Au printemps ou à l’été, les reîtres seraient là pour les soutenir.

La conférence se poursuivit encore quelques heures sans aucune avancée. En dernier recours, la reine demanda à Navarre de renoncer à cette guerre dont il supportait seul les incommodités.

— Je les porte patiemment, madame, puisque vous m’en avez chargé… pour vous en décharger, répliqua-t-il gravement.

Peu après le début de la conférence, on prévint Mme Sardini de l’arrivée de M. de Mornay et de sa fille. Elle les reçut debout, dans sa chambre.

Quand ils entrèrent, elle dévisagea longuement Cassandre avant de l’étreindre avec une violence passionnée. Sans comprendre pourquoi, Cassandre la serra tout autant, éprouvant un inexplicable bonheur.

Comme M. de Mornay restait interdit par ces effusions, Isabeau de Limeuil se tourna vers lui en effaçant quelques larmes qu’elle n’avait pu retenir.

— Monsieur, je suis si heureuse. J’avais si peur pour ma… votre fille.

— Peur, madame ? s’enquit-il, troublé par le mot qu’il venait d’entendre.

— À Loches, M. Hauteville m’avait annoncé qu’il partait vous prévenir des funestes projets de Mme de Montpensier.

— Par tromperie, cette femme est parvenue à m’enlever, madame. Mais Olivier m’a retrouvée, et avec son ami Nicolas, mon père et M. Caudebec, ils sont parvenus à me délivrer.

— Racontez-moi tout, demanda Mme Sardini, les yeux maintenant brillants de bonheur.

Cassandre fit à nouveau le récit de son enlèvement, et son père celui de sa libération.

— J’aurais voulu remercier M. Hauteville, et son ami, dit alors Isabeau.

— Ce sera facile, madame, ils n’ont pas voulu venir à la Cour, craignant la vengeance de la reine, mais ils sont encore à Garde-Épée. Nous pouvons y aller facilement, c’est à quelques pas, dit M. de Mornay.

— Nous irons tout à l’heure, dit-elle, mais c’est pour tout autre chose que je voulais vous parler, monsieur. Cassandre m’a dit un jour que vous l’aviez adoptée.

— En effet, mais peu de gens le savent, et je regrette qu’elle vous ait dit cela.

— Elle devait le faire, monsieur ! répliqua énigmatiquement Isabeau. Racontez-moi dans quelles circonstances vous l’avez découverte…

Interloqué, Mornay regarda sa fille mais celle-ci lui fit signe qu’il pouvait parler.

— C’était quelques jours après la Saint-Barthélemy, madame, j’allais m’embarquer pour l’Angleterre. J’étais à Dieppe. Avec mon écuyer, nous avons trouvé Cassandre errant seule dans les rues. Elle devait avoir six ou sept ans. Elle était perdue et nous a dit que ses parents avaient fui leur village. À Dieppe, sa mère et leurs domestiques avaient été pris à parti par un groupe de massacreurs. Elle s’était enfuie et depuis elle vivait dans la rue. Elle ignorait le nom de ses parents et du village où elle habitait. Nous l’avons prise avec nous et elle ne m’a plus quittée.

— Quels vêtements portait-elle ?

— Ses parents devaient être des gens de qualité, car elle portait une robe en taffetas moiré.

— Avait-elle un papier ? Un bijou ? Quelque chose pour l’identifier ? implora Mme Sardini.

— Non, madame.

— Si, mon père ! J’avais ce bijou ! intervint Cassandre.

Elle sortit d’une chaînette d’or attachée à son cou, où pendait aussi la médaille de la Vierge que lui avait donnée Olivier, un médaillon en forme de cœur, en or et émaux, décoré de lys sur fond bleu.

Mme Sardini chancela en découvrant les fleurs de lys.

— Mon Dieu ! balbutia-t-elle.

M. de Mornay la rattrapa alors qu’elle allait s’écrouler.

— Qu’avez-vous, madame ?

— Ce médaillon… Il ne vous a pas frappé ?

— Non, j’en ai vu plusieurs du même genre à la Cour.

— Avec des fleurs de lys ?

— Parfois…

— Ce médaillon a aussi un secret, madame. Regardez, fit Cassandre en l’ouvrant et en s’approchant d’elle.

À l’intérieur était écrit :

Mon cœur, si jamais vous m’avez fait cet honneur de m’aimer,

Il faut que vous me le montriez à cette heure.

Mme Sardini s’évanouit en lisant les deux phrases.

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